Poète, essayiste, philosophe de formation, latiniste et helléniste, critique (littérature, art et cinéma), intellectuel de haute voltige, aujourd’hui injustement méconnu, Gérard Legrand ne déroge pas à la règle de ceux qui firent le surréalisme, par sa liberté intellectuelle, sa modernité, son anticonformiste et son imaginaire. Legrand a écrit : « Je n’eus jamais à choisir les choses m’ont choisi », « Les graines de ma mort vibrent à travers le Monde », ou encore : Avec mes yeux défiant l’oubli – Mon épaule drapée d’un gerfaut – Je suis le prétendant d’une race en voie de disparition – Mais comptez-moi parmi les vivants – Sur les lamelles d’or de la caverne commune.         

Avec Gérard Legrand, emporté le 3 décembre 1999, à Blois, par un cancer généralisé, écrit Édouard Jaguer, lors de la disparition du poète, c’est un des représentants les plus marquants du surréalisme des années 50 à nos jours qui disparaît. Né en 1927, à Paris, Legrand a pris contact avec André Breton et le groupe surréaliste dès 1948. Legrand écrit : « C’est seulement en 1950 que je commençais à fréquenter régulièrement l’atelier de la rue Fontaine, puis le « café » de la Place Blanche. Nous formions une communauté nombreuse, un peu hétérogène. Être ou ne pas être « dans le vent » nous laissait indifférents. Je crois, à distance, que plutôt qu’à la recherche de moyens d’expressions nous étions en quête d’un surcroît de vie… Notre surréalisme ne fut pas, je crois, la révolte de « petits bourgeois » contre l’ordre « bourgeois », qu’avait été pour une part le surréalisme de nos aînés. Cet ordre, en effet, venait de s’abîmer dans des convulsions d’un tout autre genre que celles de la « grande guerre ». Son identification à l’ordre nazi et vichyssois me paraissait, quant à moi, évidente, et sans remèdes. Je n’avais aucune appréhension d’une solution « révolutionnaire » (dont nulle part ne pointait l’image, aux vagues espérances de la Libération ayant succédé dans toute l’Europe le repli des partis communistes sur un Avenir balayé par les vents de Moscou), et aucune conviction particulière quant à la « nécessité » de préparer cette solution… »

Pendant plus de quinze ans, Gérard Legrand a été l’un des plus proches collaborateurs de Breton dans tous les domaines de l’activité collective, au point de réaliser avec lui L’Art magique (1957), qui est une histoire universelle de l’art, des origines préhistoriques jusqu’à nos jours, revisitée de fond en comble par le regard surréaliste. Il s’agit d’un projet grandiose que cette chevauchée à travers les paysages de la Beauté, servi par la passion têtue d’un homme qui lui consacre, tout au long de son existence, ses recherches et le meilleur de ses intuitions. Projet exaltant surtout : car l’un des premiers poètes de son siècle nous montre ici que l’art des hommes, loin de relever d’un quelconque luxe esthétique, possède en lui le pouvoir véritablement magique de changer la vie. Ainsi se dessine peu à peu sous nos yeux une autre histoire du Beau dont les hérauts ont nom Bosch, Breughel, Uccello, Piero di Cosimo, Dürer, Grünewald, Altdorfer, Holbein, Arcimboldo, Caron, Monsu Desiderio, Blake, Füssli, Goya, Friedrich, Böcklin, Gauguin, Gustave Moreau, Henri Rousseau, De Chirico...

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Au-delà de cet attachement personnel, la participation de Gérard Legrand à toutes les entreprises du groupe de 1949 à 1969, le situe parmi ceux qui ont le mieux contribué à étendre l’audience du surréalisme, et dont l’apport démontre que ce mouvement ne saurait trouver meilleur « dépassement » qu’en ses propres œuvres vives. Gérard Legrand participe à toutes les publications du groupe surréaliste (de Médium à l’Archibras en passant par Bief dont il assure la direction), jusqu’à sa dissolution en 1969. Il codirige par la suite la revue Coupure et participe au collectif des éditions Maintenant. En 1962, il publie avec Georges Goldfayn la première édition commentée des Poésies de Lautréamont. Critique de cinéma à la revue Positif, à partir de 1962, où il rejoint ses amis Ado Kyrou et Robert Benayoun (Legrand y collabore pendant près de quarante ans), également philosophe et historien d’art, il a publié de nombreux ouvrages dans ces domaines. Legrand fut aussi enseignant d’esthétique du film à la FEMIS (Fondation européenne des métiers de l’image et du son), en 1989, et chargé de cours à l’Institut d’art et d’archéologie de Paris. 

Chez Legrand, l’apport au surréalisme s’illustre sur plusieurs plans, de la poésie au cinéma, en passant par l’activité plastique. Au plan théorique, les études « classiques » très poussées qu’il fait, loin de le desservir, l’aident à définir en toute pertinence certaines perspectives philosophiques ambitieuses (Préface au système de l’éternité, 1971, De l’éternité, un florilège, 1999). Cette curiosité « universelle » est amplifiée chez le poète, depuis Des pierres de mouvance (1953) et Marche du lierre (1969), jusqu’à La Redoute aux oiseaux (1977) ou L’Age de Varech (1993) ; livres où l’écriture automatique filtre et réfracte un discours avec lequel le mot « création » prend son véritable sens, de par l’éventail d’images qu’il déploie aux yeux du lecteur : J’avance donc je suis – Parmi les pièces préférées du Soleil – Dans cette partie qu’il joue chaque jour contre lui-même – Quand le bâton de rouge à lèvres se substitue au doigt trempé dans l’encre – Pour écrire à la hâte mon nom – Entre le montant de la porte et son battant couvert d’écume.

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Christophe DAUPHIN

(Revue Les Hommes sans Epaules).

 

À lire : Des pierres de mouvance (Éditions surréalistes, 1953), Puissances du jazz (Arcanes, 1953), Otto Preminger, avec Jacques Lourcelles et, Michel Mardore (Œuvres textuelles, 1965), Gauguin, essai (Bordas, 1966), Marche du lierre (Losfeld, 1969), Pour connaître la pensée des présocratiques, essai (Bordas, 1970), Préface au système de l’éternité, essai philosophique (Losfeld, 1971), Sur Œdipe, anatomie de la mythologie, essai (Le Terrain Vague, 1972), Dictionnaire de philosophie (Bordas, 1973), Siècles ciselés (Éditions Maintenant, 1973), Le Retour du printemps (Le Soleil Noir, 1974), Giorgio de Chirico, essai (Filipacchi, 1975), Chacun pour soi et le diable pour quelques-uns (Éditions Maintenant, 1975), André Breton en son temps, essai (Le Soleil Noir, 1976), Dossier André Breton (Belfond, 1977), La Redoute aux oiseaux (éd. Oasis, 1976), Cinémanie, essai (Stock, 1979), Les yeux dans les yeux (Ellébore, 1979), Philosophie et médecine (Intellect, 1981), Les Présocratiques, essai (Bordas, 1987), M. le Maudit (Calmann-Lévy, 1990), Paolo et Vittorio Taviani, essai (Cahiers du cinéma, 1990), Vocabulaire de la philosophie, essai (Bordas, 1993), L’Âge de Varech (éd. du Rébus, 1993), Lung’Arno (L’Oie de Cravan, 1999), L'Art romantique, essai (Larousse, 1999), L’Art de la Renaissance, essai (Larousse, 1999), De l’éternité, un florilège (1999), L’Embellie (L’Atelier des Brisants, 2003), Des pierres de mouvance, suivi de Marche du lierre et de Siècles ciselés (l’herbe qui tremble, 2018).

Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules

Dossier : Yusef KOMUNYAKAA & les poètes vietnamiens de la Guerre du Vietnam n° 56